A la découverte des « fantômes »
de la ligne ferroviaire de Tours aux Sables d’Olonne
Dominique Setzepfandt
Qui, à Tours, se souvient encore de l’existence d’une ligne de chemin de fer en service pendant presque un siècle et desservant le littoral atlantique ? Qui aujourd’hui sait encore où se situait la gare de la Vendée et quel itinéraire empruntait la ligne Tours – Les Sables d’Olonne pour sortir de l’agglomération ?
De l’oubliée gare de la Vendée il ne reste absolument rien. Rien de son hall, de ses guichets, de ses quais, de son imposant faisceau de voies, de ses rotondes, de ses ateliers d’entretien, de sa gare marchandises, de ses halles de messageries, de tout un univers ferroviaire et industriel qui a pourtant occupé la majeure partie de l’actuel quartier du Sanitas pendant un siècle… De la ligne des Sables d’Olonne dans sa traversée de Tours et de Joué-lès-Tours il ne reste… que quelques toponymes, des traces visibles seulement à l’œil averti, de discrets vestiges et quelques photos jaunies…
La naissance de la ligne de Tours aux Sables d’Olonne
Et pourtant, cette pauvre ligne abandonnée, oubliée, a une longue et riche histoire. La construction de la ligne de chemin de fer Tours – Les Sables d’Olonne est prévue dès 1854, soit quelques années seulement après l’irruption du train à Tours en 1846 et alors que s’ébauche à peine ce qui deviendra par la suite le nœud ferroviaire de Tours.
Pour cette nouvelle ligne on innove en réalisant le tronçon Les Sables d’Olonne – Chinon en premier. Dès l’été 1873, la voie ferrée venant de Thouars atteint Chinon, où une gare provisoire est aménagée à Saint-Lazare sur la rive gauche de la Vienne. Après l’achèvement du pont sur la Vienne, le rail gagne la gare définitive (à l’est de Chinon) au début de l’automne 1874, pour se diriger vers Joué-lès-Tours, terminus provisoire de la ligne l’année suivante. Cette situation aussi pénible qu’ubuesque oblige les voyageurs en provenance de Vendée à emprunter un transport hippomobile jusqu’à l’embarcadère de la Compagnie du Paris-Orléans pour poursuivre leur voyage par train…
Pourtant, dès février 1873, la Compagnie des chemins de fer de Vendée avançait le projet d’un prolongement de six kilomètres de sa ligne depuis son terminus provisoire de Joué-lès-Tours jusqu’à l’embranchement de la ligne à la station de Saint-Pierre-des-Corps. Cela afin de réaliser un parcours plus direct vers Paris et éviter tous les inconvénients des rebroussements qu’impliquerait une arrivée à Tours. La Compagnie du P.O. s’opposa farouchement à un raccordement sur sa station de Saint-Pierre, arguant des risques d’encombrement de ses voies par ce trafic supplémentaire… et voyant surtout d’un très mauvais œil l’arrivée d’un concurrent sur ce qu’elle considérait jusque-là comme son domaine réservé.
L’éphémère gare de la Vendée… et la permanence de son empreinte dans le paysage de Tours !
De longues et pénibles tractations s’engage alors avec la municipalité et la Compagnie du P.O. pour l’ouverture de la seconde gare de Tours, la Gare de la Vendée. Dans sa séance du 3 octobre 1873, le Conseil municipal de Tours émet l’avis qu’il serait préférable, pour des raisons de commodité évidentes, que les deux gares ne fussent pas séparées. Mais la Compagnie du P.O. ne l’entend pas ainsi et, en 1875, la nouvelle gare s’établit dans l’actuelle rue Blaise Pascal latéralement à l’embarcadère du P.O. (il s’agit de la première gare de Tours plus proche du boulevard Heurteloup et dont une partie occupait l’actuelle place Léonard de Vinci) à l’emplacement du cinéma CGR.
L’entrée des voyageurs s’effectue par une cour triangulaire donnant sur la rue Saint-Lazare (l’actuelle partie septentrionale de la rue Blaise Pascal), le bâtiment voyageur est dans l’axe de la rue de Vendée et les quatre voies butent sur un quai transversal parallèle à la rue des Aumônes. Bien que juxtaposées, les deux gares sont très mal reliées. La communication ferroviaire est réalisée au moyen d’une voie transversale et par des voies en rebroussement imposant des manœuvres longues et compliquées. La circulation des voyageurs s’effectue par un « trottoir des voyageurs » imposant un incommode périple supplémentaire aux personnes désireuses de poursuivre leur trajet par les lignes du P.O…
Deux circonstances nouvelles viennent encore aggravée une situation pourtant déjà passablement embrouillée : par la convention de 1883, l’Etat (qui a repris la Compagnie des chemins de fer de Vendée en faillite) rétrocède à la Compagnie du P.O. la ligne de Tours à Châteauroux ; ensuite, l’Etat soude sur la ligne de Paris à Tours exploitée par le P.O., en aval de Saint-Pierre, sa ligne de Sargé ouverte en 1894. La confusion est alors complète puisque la ligne de Châteauroux, exploitée par la Compagnie du P.O., ne peut être desservie que par la gare de l’Etat, alors que la ligne de Sargé exploitée par l’Etat n’est reçue que dans les gares du P.O. !
La configuration des gares de Tours en cul-de-sac est née, pour l’Embarcadère de 1846, de la volonté de captation des trafics au profit exclusif de Tours. Pour la gare de la Vendée en 1875, d’un refus obstiné de la Compagnie du P.O. d’un terminus de la ligne des Sables d’Olonne dans sa station de Saint-Pierre-des-Corps. Les installations ferroviaires, les lignes et leurs effarantes conditions d’exploitation de la Compagnie des chemins de fer de Vendée, puis de son repreneur la Compagnie de l’Etat, vont encore compliquer le fonctionnement déjà difficile du nœud ferroviaire de Tours.
Cela va aussi largement contribuer à la structuration et à la modification de l’espace urbain de Tours, générant quartiers ouvriers et zones industrielles, et aggravant encore les inextricables problèmes de circulation de la ville.
La montée en puissance des trafics voyageurs et marchandises provoque l’embolie progressive des gares de la Compagnie du P.O. et de l’Etat, paralysées par des flux qu’elles n’arrivent plus à gérer.
L’emplacement de la gare actuelle, édifiée par Victor Laloux en 1898, résulte d’une série de compromis et de contraintes techniques et financières… et ne règle aucun des problèmes qui avaient motivé sa création. En effet, la disparition précoce de la gare de la Vendée à la fin du XIXe siècle ne résout rien : seul son bâtiment voyageurs, devenu inutile avec la reconstruction de la gare de la Compagnie du P.O. qui accueille désormais également les lignes de l’Etat, n’a plus d’utilité ; le reste des installations continuera d’exister et de fonctionner jusque dans les années 1960, ne disparaissant définitivement qu’avec la création du grand ensemble du Sanitas.
Ces installations qui marquèrent fortement le paysage urbain par leur ampleur ont depuis disparu sans laisser d’autres traces que des photographies ou des archives…(1)
Ainsi, le dépôt traction de la Compagnie de l’État est situé à l’ouest des voies du P.O., sur près de vingt hectares, avec ses ateliers entre les rues de Sanitas et du Hallebardier, au nord des ateliers généraux de la Vendée. Il se compose d’une remise annulaire sur environ les deux tiers de la circonférence avec vingt et une voies couvertes, quatorze découvertes, d’un parc extérieur desservi par un pont tournant de vingt mètres et comptant trente et une voies plus deux voies d’accès. Au sud, plusieurs autres bâtiments d’ateliers généraux desservis par des ponts transbordeurs permettent les travaux d’entretien du matériel tant moteur que remorqué. En symétrique à la gare des marchandises du P.O. et du quartier des Docks, la gare des marchandises de la gare de la Vendée alimente et stimule l’activité économique des quartiers Saint-Étienne et Saint-Lazare.
La ligne des Sables d’Olonne à Joué-lès-Tours
Tours ne sera pas la seule localité de l’agglomération largement impactée par l’irruption de la ligne pour la Vendée. Le pont de Bordeaux franchissant le Cher, la voie sur remblai enjambant les rivages fangeux du Vieux-Cher, la raide rampe de l’Alouette, la longue et profonde entaille de la tranchée de Joué-lès-Tours scindant le plateau et la commune en deux parts orphelines font désormais partie d’un paysage tourangeau qu’ils ont puissamment remanié. Déjà coupé en deux par la ligne de Tours à Bordeaux, le territoire de la commune viticole de Joué-lès-Tours est ensuite puissamment structuré par des installations ferroviaires qui vont, largement, influer sur son développement futur.
Le « cercle de fer » des voies et des passages à niveau (17 au total !) enserrant Joué-lès-Tours se met progressivement en place avec l’arrivée de la ligne des Sables d’Olonne. Le « cercle de fer » se referme par le sud sur Joué avec l’ouverture le 15 juillet 1878 du premier tronçon entre Joué-lès-Tours et Loches de la ligne Tours-Montluçon, déclarée d’utilité publique le 19 juin 1868, et concédée, un temps, à la Compagnie des Chemins de fer de Vendée. Ainsi, bien avant les grandes saignées imposées par le développement du réseau routier automobile, la ligne, d’une apparence trompeusement modeste, participe ainsi amplement à la transformation du paysage, des cadres et des modes de vie des communes du sud de l’agglomération tourangelle.
Néanmoins, si le chemin de fer réduit les surfaces agricoles des villages de l’agglomération tourangelle il n’en fait pas pour autant des déserts humains, des territoires réduits à la misère. Depuis le Second Empire, les villages du département voient leur nombre d’habitants diminuer… à l’exception de ceux des environs de Tours. Les causes de ce recul sont bien connues : natalité affaiblie ; appel de la ville et des usines chez les jeunes ruraux, notamment chez les cadets de famille qui n’auraient pas d’exploitation à reprendre, et chez les ouvriers agricoles ; effets du progrès technique, où la machine commence à remplacer « le travail de bras ».
Insensiblement, les villages du plat pays se transforment en banlieues ouvrières logeant et, de plus en plus, fournissant du travail à ceux que la campagne ne peut plus nourrir. Dans le même temps, ils continuent leurs activités agricoles traditionnelles comme en témoigne l’étude du Ministère de l’Agriculture en 1910 sur la petite propriété rurale en France : « les environs de Tours, région de cultures maraîchères, fruitières et florales, sont divisées en très petites propriétés.
La région de Vouvray, essentiellement viticole, comporte des propriétés légèrement plus étendues que les précédentes. » Trois générations plus tard, la situation est encore globalement la même.
Signe de la transformation – rapide – de la commune viticole en banlieue ouvrière : « La gare de Joué est une des gares de banlieue qui transporte le plus de voyageurs. » (2) D’ailleurs, la gare de triage et les installations de la gare de Joué qui desservent une zone industrielle attenante réclament des bras. Ainsi, les résultats de l’enquête de 1906 à Joué montraient déjà que « la plupart des actifs du secteur des transports habitent également près de leur lieu de travail. La majorité des employés de chemin de fer habite à proximité des passages à niveau, quatre personnes vivant dans les locaux même de la gare (3).»
La ligne des Sables dans les deux conflits mondiaux
Pendant la Première guerre mondiale, loin de la zone des combats et à l’écart des grands axes ferroviaires alimentant le front puis, à partir de 1917, la logistique du Corps expéditionnaire américain, la ligne des Sables d’Olonne continue de fonctionner « normalement »… avec bien sûr toutes les restrictions qu’imposent la guerre. La prolongation du conflit, le rapprochement des combats de la capitale incitent, en 1917-1918, des fabriques à se replier de Paris ou du Nord et à se fixer à Tours ou à Joué : ainsi Schmid et Gobel (métallurgie) et Bouchery (câbles). A Joué-lès-Tours, les entreprises Gobel et Bouchery s’installent aux abords immédiats de la gare pour profiter des services des installations ferroviaires moins saturées que celles de Tours, de Saint-Pierre-des-Corps et de La Riche tout juste créées pour résorber l’engorgement de l’étoile ferroviaire.
Pendant la Seconde guerre mondiale, la ligne est relativement épargnée par les bombardements aériens, sauf à partir de la montée en puissance de l’opération Desert Rail à l’approche du 6 juin 1944…
Le pont de la Vendée sur le Cher est visé, mais comme pratiquement tous les ouvrages d’art de ce genre de l’étoile ferroviaire de Tours. Contrairement à beaucoup d’autres, les bombes ne le touchent pas.
En se repliant, les Allemands détruisent, à leur tour, ce qui avait été épargné par les bombardements alliés. Le 22 août, ils sabotent le viaduc de Saint-Cosme, le pont Bonaparte, le pont Wilson. Le 28, ils font sauter le poste d’aiguillage de la gare de triage de Saint-Cosme. Le 31 août, c’est le tour du pont de la Vendée qui avait résisté aux attaques aériennes et que les Alliés auraient préféré prendre intact. La machine d’alimentation en eau, située à Beaujardin, est détruite par les Allemands lors de leur retrait.
Ironie de l’Histoire : ceux qui, la veille encore, défendaient avec acharnement les installations ferroviaires sont ceux qui, le lendemain, les détruisent… Avec l’évolution de la situation militaire, l’intérêt stratégique de la désorganisation du réseau ferroviaire a changé de camp.
A Joué-lès-Tours, la première zone industrielle de la commune se déploie à partir des installations ferroviaires de la gare. Elle se créée autour d’entreprises repliées de Paris ou du Nord en 1917-1918 et s’étoffe dans l’entre-deux guerres avec la société L’Air Liquide, la société des Etablissements Gobel Fils (articles de cuisine et de ménage), la Compagnie des Câbles et Matériel électriques, les Magasins Ruraux de l’Ouest, la SA des Etablissements J-M Giguet, l’entreprise Louis Crosnier (bonneterie), la SARL des Etablissements Mirault Frères (alimentation générale), etc.
Le retour du tramway… et de la ligne des Sables d’Olonne !
Le retour du tramway s’inscrit dans la perspective de la longue durée et de l’éternel retour. Une soixantaine d’années après sa disparition, on revient à un réseau qui s’était mis en place une soixantaine d’années après l’arrivée du train pour assurer un maillage étroit du territoire tourangeau. Son tracé traduit, une fois de plus, la permanence multiséculaire des axes à Tours.
La ligne 1 du tramway de Tours reprend en grande partie un itinéraire vieux d’un siècle, empruntant à nouveau la Tranchée et la rue Nationale. Comme son prédécesseur, il passe par la gare de Tours… Mais sur le côté cette fois, et recrée ainsi le pôle intermodal que l’on voit sur les anciennes cartes postales quand fiacres et omnibus hippomobiles tenaient le rôle des taxis et autres autocars d’aujourd’hui.
Ce passage sur le flanc de la gare permet aussi de ne pas emprunter une avenue de Grammont surchargée et d’offrir une meilleure desserte du quartier du Sanitas. Mais aussi de ressusciter – très discrètement – l’ancienne ligne des Sables ! Car le trajet du tramway suit largement le tracé de l’ancienne ligne des Sables d’Olonne, réutilisant sa plateforme (toujours en place) le long de l’allée du Plessis puis de celle de Montrésor.
Il ne quitte l’ancien tracé qu’à la hauteur de l’actuelle rue Saint-Lazare largement amputée depuis la création du Sanitas. Reprenant l’avenue de Grammont à hauteur de la place de la Liberté, le tracé du tramway ne retrouve l’ancienne ligne qu’au niveau de l’arrêt Suzanne Valadon. L’ancienne ligne de chemin de fer suivait la rue Saint-Lazare puis la si bien nommée rue du Chemin de fer où des jardins ouvriers s’épanouissent sur son ancien parcours.
Sur le talus ferroviaire de la ligne de Tours à Nantes on discerne encore très bien la culée du pont permettant à la ligne des Sables de passer au-dessus des voies filant vers l’ouest.
L’actuel pont du tramway sur le Cher a été construit à quelques mètres à peine de l’ancien Pont de la Vendée et la plateforme de la ligne en extrémité du parc de la Bergeonnerie est réutilisée sur un tronçon. Sur les rives du lac de la Bergeonnerie on discerne encore parfaitement les culées de plusieurs ponceaux rythmant le talus jusqu’à l’extrémité du parc, ensuite il suffit de traverser la rue de l’Auberdière pour en retrouver un autre tronçon.
Plus loin, la plateforme ferroviaire se fait plus discrète sous la forme de la voie cyclable de la rue des Deux Lions et de la rue Tailhar et cela jusqu’à la jonction – inaccessible aux curieux – avec la ligne de Tours à Bordeaux. Il n’y a plus ensuite qu’à emprunter la rue de Chambray pour retrouver la gare de Joué-lès-Tours et sa zone industrielle embranchée. Et prendre le premier train pour Chinon, désormais terminus de la ligne qui commençait autrefois sur les rives de l’Atlantique…
Notes :
(1) On peut parfaitement observer le phénomène sur les photographies aériennes prises entre 1949 et 1969 par Henrard et consultables sur la Base mémoire du Ministère de la Culture (Inventaire général, ADAGP, 1987).
(2) La Dépêche du Centre et de l’Ouest du dimanche 29 janvier 1911.
(3) Jérôme Moreau, Joué-lès-Tours à la veille de la Grande Guerre : les hommes et leurs activités, mémoire de maîtrise d’histoire sous la direction de Jean-Marie Moine, Université François Rabelais, Tours, 1997, 181 p., ill. P. 84.
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