Un article de référence de Mathieu Chassignet
Le commerce de centre-ville se porte mal. Ce phénomène a été très bien décrit par des auteurs tels que Olivier Razemon (Comment la France a tué ses villes) ou Franck Gintrand (Le jour où les zones commerciales auront dévoré nos villes). S’il ne fallait retenir qu’un seul chiffre : le taux de vacance commerciale moyen dans les centres-villes est passé de 7,2% en 2012 à 11,9% en 2018. Ce sujet sera sans nul doute au cœur des débats pour les élections municipales de mars prochain. Mais s’il y a un consensus sur les causes de ce déclin (surabondance de zones commerciales en périphérie des villes – on est passé de 500 à 2000 hypermarchés en France entre 2008 et 2018 – et croissance exponentielle du e-commerce), il n’en sera pas de même sur les remèdes à mettre en œuvre.
L’idée de freiner le développement des zones commerciales périphériques commence à faire son chemin, mais les promoteurs savent encore faire jouer la concurrence entre les maires de communes périphériques pour savoir qui acceptera d’accueillir la nouvelle zone commerciale et les quelques centaines d’emplois à la clé (et tant pis si le prix à payer est la destruction d’un nombre d’emplois bien supérieur en centre-ville…). En revanche les avis divergent fortement sur la façon de traiter l’espace public pour redynamiser le centre-ville et sur les actions à mettre en place pour organiser la mobilité. La meilleure stratégie consiste-t-elle à proposer des espaces publics plus apaisés, avec plus de place aux piétons pour leur donner envie de consommer et de passer d’un magasin à l’autre (qui est plutôt la stratégie plébiscitée par les citadins) ? Ou au contraire faut-il faciliter au maximum la circulation et le stationnement automobile en espérant faire venir des clients éloignés du centre-ville (vision souvent défendue par les commerçants) ?
Comment se déplacent les clients des commerces de proximité ?
Le CEREMA vient de publier une étude intitulée Mobilité et commerces. Quels enseignements des enquêtes déplacements ? Celle-ci permet de mieux comprendre d’où viennent les clients des commerces et quels moyens de déplacement ils utilisent.
Dans les grandes villes (les communes de plus de 100 000 habitants), le constat est clair : la majorité des clients des petits et moyens commerces se déplacent à pied ou à vélo (pour 64% d’entre eux) tandis que moins d’un quart vient en voiture. Et plus on pénètre dans l’hypercentre, plus la proportion de clients qui viennent à pied ou en transports collectifs augmente, au détriment de la voiture dont on estime que le poids descend autour de 10%.
A titre d’exemple, seulement 12% des clients du centre commercial Euralille, situé en plein cœur de Lille, viennent en voiture (et ce malgré la présence d’un énorme parking quasi-gratuit en sous-sol et d’un supermarché carrefour où certains clients viennent faire leur plein de courses de la semaine) alors que 43% utilisent les transports collectifs, 41% la marche et 4% le vélo.
On notera également que même dans la périphérie des grandes villes, près de la moitié des clients des petits et moyens commerces viennent à pied ou en utilisant les transports collectifs.
Dans les villes moyennes (entre 10 000 et 100 000 habitants, ce qui mélange en fait des réalités assez différentes), les résultats sont plus nuancés mais la voiture est loin d’être hégémonique. La moitié des clients des petits/moyens commerces de la ville-centre viennent à pied ou en transports en commun. C’est également le cas de 40% des clients des petits/moyens commerces de la périphérie.
D’où viennent ces clients ?
Au-delà du moyen de transport utilisé, il est intéressant de voir d’où viennent les clients des petits et moyens commerces. Il apparaît clairement que les achats sont effectués en grande majorité à proximité du domicile. Entre 80 et 85% des résidents consomment à proximité de chez eux (la seule exception se situant en périphérie des villes moyennes où « seulement » 66% des résidents consomment à proximité).
Si on raisonne sur les grandes agglomérations : 84% des résidents de la ville-centre et 13% des résidents de la périphérie consomment principalement dans la ville-centre. En moyenne dans ce type d’agglomération, 43% des habitants vivent dans la ville-centre et 57% vivent en périphérie. On peut ainsi calculer que 17% des clients habituels des petits/moyens commerce de la ville-centre habitent en périphérie et 83% habitent dans la ville-centre.
(Note : il s’agit de la répartition des « clients habituels ». En considérant que les résidents de la périphérie peuvent avoir aussi une consommation occasionnelle dans les commerces de la ville centre, on peut considérer qu’ils constituent de 20 à 30% de la fréquentation selon les hypothèses retenues)
Quand les commerçants se trompent de combat
A la lecture de ces chiffres, on peut se demander pourquoi les commerçants de centre-ville se plaignent très souvent de toutes les mesures qui vont dans le sens d’une réduction de la place de la voiture et réclament au contraire plus de facilités de circulation et de stationnement.
Plusieurs études ont montré qu’ils se trompent sur la façon dont leurs clients arrivent jusqu’à leur commerce.
L’une d’entre elles a été menée sur l’accessibilité des commerces à Bruxelles. Les commerçants ont été interrogés sur le moyen de transport utilisé selon eux par leurs clients pour venir faire leurs achats. Différentes zones du centre-ville ont été étudiées. Par exemple sur la zone « Goulet Louise », les commerçants interrogés pensent que 53% de leurs clients viennent en voiture (diagramme du haut) alors que la réalité est de 11% seulement (diagramme du bas) ! De plus, ils estiment que 28% viennent en transport collectif alors que la réalité est de 51% et que 14% viennent à pied alors que la réalité est de 36%. Sur les différentes zones enquêtées, les commerçants surestiment le poids de la voiture en moyenne de 30%, et sous-estiment le poids des transports collectifs de 15% et de la marche à pied de 15% également.
Pourquoi les commerçants surestiment à ce point l’utilisation de la voiture pour faire ses achats ? Peut-être que les discussions qu’ils peuvent avoir avec leurs clients influencent cette perception. Le client qui est venu en voiture et a eu du mal à se garer va le faire savoir haut et fort, alors que celui qui est venu à pied ne va pas évoquer le fait que les trottoirs sont trop étroits ou qu’il y a trop de voitures. Par ailleurs, les chiffres de l’INSEE montrent que parmi toutes les catégories socioprofessionnelles, les « artisans, commerçants » sont ceux qui se déplacent le moins fréquemment en utilisant un moyen de transport alternatif à la voiture. Seuls 13% d’entre eux se déplacent vers leur lieu de travail à pied, en transports collectifs, à vélo ou 2-roues motorisés contre 34% des cadres. Ainsi, une 2e explication serait qu’ils pourraient avoir tendance à projeter leur cas personnel et à surestimer l’utilisation de la voiture.
Les demandes des commerçants en décalage avec les aspirations de leurs clients
En lien avec cette surestimation de la part de la voiture, les demandes des commerçants sont souvent en décalage avec les aspirations de leurs clients.
En 2016, la Métropole de Rouen a publié une étude sur la « marchabilité et vitalité commerciale« . Une enquête a été menée auprès des commerçants et auprès des clients, leur demandant quels étaient d’après eux les freins au shopping. Et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne partagent pas du tout la même vision.
- Selon les commerçants, le principal problème viendrait du manque de stationnement pour 50 à 78% d’entre eux selon leur activité. La congestion du trafic est également citée, ce qui fait qu’au total, les difficultés liées l’usage de l’automobile sont citées comme le principal frein par 85% des répondants dans l’échantillon « commerces » et par 78% des répondants dans l’échantillon « restaurants ».
- Du côté des clients, les réponses sont tout autres : un tiers seulement donne une réponse en lien avec les difficultés d’accès en voiture (stationnement ou circulation). Au contraire, plus de la moitié donne une réponse en lien avec la trop forte présence de la voiture et des transports motorisés dans l’espace public : trop de bruit/circulation, pas assez d’espace pour marcher, trop d’obstacles sur les trottoirs.
Il ne s’agit pas de nier l’enjeu de l’accessibilité, qui est fondamentale pour l’activité commerciale, mais elle ne se résume pas à l’accessibilité routière. D’ailleurs une bonne accessibilité routière ne signifie pas qu’il faut maintenir des places de stationnement devant la porte de chaque enseigne, ni qu’il faut maintenir la circulation automobile dans chaque rue. Pour l’automobiliste, se garer facilement mais arriver dans des rues remplies de voitures et soumises aux nuisances du trafic n’aurait que peu d’intérêt et ne lui donnerait pas spécialement envie de consommer… De plus, l’automobiliste ne se définit pas comme un « automobiliste » mais simplement comme une personne qui vient consommer et cherche à le faire dans des conditions agréables. Et il devient lui aussi « piéton » dès lors qu’il a stationné sa voiture. Et s’il n’est pas toujours possible de stationner juste devant la porte du magasin, on peut bien souvent se garer facilement si on accepte de marcher 5 minutes. Il faut alors que le cheminement soit agréable, les trottoirs pas trop encombrés, les rues pas trop bruyantes… en bref, qu’il n’y ait pas une place hégémonique accordée à la voiture !
Des études pour enfin comprendre les pratiques de mobilité des clients et leurs attentes
Puisque la question de l’accessibilité est fondamentale, on peut se demander pourquoi les associations de commerçants ne cherchent pas à mener de telles études pour enfin comprendre les pratiques de mobilité de leurs clients et leurs attentes en la matière. Ce type d’étude est pourtant simple à réaliser avec un questionnaire qui demande au client d’où il vient, quel moyen de transport il a utilisé et ce qu’il faudrait pour lui donner envie de venir plus souvent consommer en centre-ville.
Puisque comme le dit l’adage, « le client est roi », les commerçants devraient porter les revendications de leurs clients. Ceux-ci réclament (comme le montre l’exemple de Rouen) des espaces plus agréables, avec moins de bruit et de pollution et dans lesquels on puisse marcher dans de bonnes conditions et déambuler d’un commerce à l’autre. Au lieu de cela, beaucoup de commerçants continuent de réclamer de meilleurs conditions de circulation et de stationnement et s’opposent bien souvent aux projets des municipalités pour réduire la place de la voiture.
Du côté des municipalités, on prête souvent une oreille attentive à ce genre de revendications et les initiatives se multiplient pour tenter de faciliter la circulation et le stationnement, ou rendre celui-ci gratuit à certaines périodes. L’exemple le plus caricatural est peut-être celui de Mulhouse qui a ouvert à la circulation plusieurs rues piétonnes de son centre-ville entre 17h et 19h en février 2017. L’expérience qui a duré un mois n’a pas été renouvelée.
La voiture, une des principales causes du déclin du commerce de proximité
Il est peu probable que ce type de mesures portent leurs fruits. Au contraire la voiture, en permettant l’essor des grandes surfaces en périphérie a été une des principales causes du déclin du petit commerce. Alors pourquoi lui accorder plus de place deviendrait subitement le remède aujourd’hui ?
Les tenants de cette approche ne se rendent pas assez compte qu’en voulant séduire ceux qui viennent de loin en leur promettant un accès facile en voiture, on risque au contraire de voir se détourner la plus grande partie des consommateurs, qui habitent à proximité, et pour qui l’expérience de consommation en ville serait dégradée en raison d’une place trop importante accordée à la voiture. Et puis on ne peut pas faciliter la circulation automobile que dans un sens : de la périphérie vers le centre-ville afin d’avoir des clients supplémentaires tout en gardant captive la clientèle qui habite proche du centre-ville.
En bref, en déroulant le tapis rouge aux automobilistes de la périphérie pour tenter de les faire venir consommer en ville, le risque est grand que ce soit finalement les résidents du centre-ville qui utilisent ce même tapis rouge pour aller consommer dans les zones commerciales périphériques plutôt qu’à côté de chez eux.
Des exemples de villes ayant réussi à relancer leur commerce de proximité en décourageant l’usage de la voiture
Pour terminer, voici quelques exemples de villes qui ont réussi à relancer leur commerce de proximité non pas en encourageant leur accessibilité en voiture mais en décourageant son usage.
- Madrid a mis en place des restrictions de circulation dans toute une partie de son centre-ville afin de laisser plus de place aux piétons et diminuer la pollution. L’activité commerciale a augmenté de 9,5% en à peine un an.
- Cheltenhem en Angleterre (110 000 habitants) a fermé une partie de son centre-ville aux voitures. Depuis, le nombre de piétons et cyclistes a fortement augmenté et l’activité commerciale a progressé.
- A Toronto, une piste cyclable a remplacé une bande de stationnement automobile sur 2,4 km, retirant au passage 136 places de stationnement. Il a été mesuré une augmentation du nombre de clients ainsi que du panier moyen.
- Strasbourg est première au classement Procos (Fédération représentative du commerce spécialisé) des centres-villes marchands les plus dynamiques… et c’est également la Métropole de province ou l’utilisation de la voiture est la plus faible.
- Arras (40 000 habitants) a piétonnisé une des 2 places de son centre-ville. Les commerçants étaient inquiets au départ mais ont constaté depuis une forte augmentation de la fréquentation.
- Pontevedra en Espagne (80 000 habitants) a fermé tout son centre-ville sur 300 000 m² en 1999. Cette politique a complètement redynamisé le centre-ville. La ville qui était en déclin a regagné 10 000 habitants depuis. Le maire a ensuite été réélu 3 fois et a été élu meilleur maire d’Espagne en 2013. A quelques [jours] des municipales, espérons que cela ne passe pas inaperçu…
Source : Mathieu Chassignet, Commerces de proximité : en finir avec le dogme du « no parking, no business », Pour une mobilité durable et solidaire. Le blog de Mathieu Chassignet. Blogs Alternatives économiques, 12 décembre 2019.
Avec l’aimable autorisation de l’auteur
Mathieu Chassignet est ingénieur spécialisé sur les questions autour de la ville et des transports durables. Il travaille depuis 2011 à l’Agence de l’Environnement et de la Maitrise de l’Energie (ADEME) et a publié plusieurs études sur les formes émergentes de mobilité et les grandes tendances en matière de transports. Il est aujourd’hui en charge des thématiques mobilité et qualité de l’air pour l’ADEME Hauts-de-France. Il est également actif sur Twitter.
Pour en savoir plus
- Isabelle Lesens. L’année où Beauvais a perdu ses commerces. Blog Isabelle et le vélo, 15 novembre 2019.
- Stein van Oosteren. Compte rendu d’une table ronde organisée par Paris en Selle sur la question #NoBikeNoBusiness. Blog Stein van Oosteren, 24 mars 2017.
- Isabelle Lesens. On a tué nos villes (O. Razemon). Blog Isabelle et le vélo, 20 octobre 2016.
- Olivier Razemon. Au pays des villes mortes. Blog L’interconnexion n’est plus assurée, 11 janvier 2016.
Marchabilité et vitalité commerciale : quand les commerçants se trompent de combat…
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